top of page
Il est facile d'apprendre le bonheur.jpg
Il est facile d'apprendre le bonheur

PROLOGUE

​​

Les mains moites, le cœur battant, j’écarte les pans du rideau de quelques centimètres. Une foule immense attend, là, de l’autre côté de la scène. Combien sont-ils ? Cinq cents ? Mille ? Plus ? En tous cas, beaucoup trop pour moi... Je n’ai jamais dû jouer devant autant de monde ! Se produire face à un si grand nombre de personnes devrait être interdit ! Je suis sûre que c’est mauvais pour le cœur, qu’il va lâcher d’un moment à l’autre ! Sinon, pourquoi tambourinerait-il si vite dans ma poitrine ?

J’inspire profondément l’air poussiéreux des coulisses, enroulant la chaîne pendue à mon cou autour de mon index, comme j’en ai l’habitude en cas d’angoisses. Marla, une violoncelliste de cinquante ans avec qui je me suis liée d’amitié, presse mon épaule dans un geste réconfortant.

– Pas de panique, ma belle, je sais que c’est ta première, mais tout va bien se dérouler ! D’ailleurs, que pourrait-il se passer de mal, hein ?

Je ne sais pas, moi ! Je pourrais me tromper sur la partition et complètement faire foirer la symphonie. Ou alors, je pourrais faire une crise d’angoisse devant tout le monde, me figer et ne plus respirer jusqu’à ce que je tombe face contre les touches blanches et noires ! Ou encore, mon ex, Peter, pourrait arriver avec des tomates pourries et me les jeter à la figure pour se venger de moi et de notre rupture ! Oh bon sang, je déteste les tomates, je déteste avoir peur, je déteste me produire à la vue de tant de personnes !

Je serre mes poings, un nœud au ventre. Marla frotte doucement mon épaule.

– Allez, j’ai confiance en toi, Chloe !

J’essaye de lui sourire, mais ne parviens qu’à grimacer. Dans son dos, je vois ma mère qui se dirige vers nous, un pinceau dans une main, une palette de fards dans l’autre. Elle s’arrête à la droite de Marla et passe un peu de blush trop rose sur mes joues, visiblement soucieuse.

– Il faut que tu respires, ma fille, tu as l’air si crispée… tes doigts ne voleront pas sur les touches si tu restes droite et sèche comme ça !

Les paroles d’une femme qui ne souhaite qu’une chose : que sa fille réussisse. Laura Bens, mère surprotectrice, bourreau de travail. Elle rêve que je devienne célèbre, que les foules m’acclament. Que je sois celle qu’elle n’a pu être. Alors, elle m’entraîne depuis ma plus tendre enfance. Et depuis cette époque, je fais semblant d’aimer le piano pour lui faire plaisir… Sourire quand je joue, mimer un être passionné tandis que je meurs à petit feu, c’est mon quotidien.

Mais feinter est devenu de plus en plus difficile au fil des années. Et aujourd’hui, mentir est un supplice. Parce que je ne dois plus seulement simuler devant maman, mais aussi face à un public. Jouer la musicienne envoûtée par ce qu’elle joue est bien plus laborieux que l’on ne peut l’imaginer...

– Après cette soirée, tu commenceras à devenir célèbre, je le sais… Oh mon cœur, je suis sûre que tu seras bientôt sur les pages glacées des magazines, qu’on t’invitera sur des plateaux télé, que tu seras idolâtrée par une foule de personnes…

Je prends une grande goulée d’air, tendue. Ma mère pince ma joue comme elle le fait toujours. Entre son index et son pouce, si fort que j’ai l’impression qu’elle essaye de m’arracher la peau.

– Si tu savais comme je suis fière de toi, ma fille…

J’affiche un énième sourire crispé et tire nerveusement sur ma robe, le ventre noué. J’aimerais tout lui avouer, lui dire combien je déteste le piano, comme je voudrais arrêter de jouer de la musique pour me consacrer à autre chose. Le reste. Tout le reste. Mais il est trop tard. Bien trop tard.

Je jette un regard anxieux à Marla. Elle m’accompagne depuis deux ans, toujours là pour moi, pour m’enseigner ce que je ne sais pas, pour m’aider quand mes doigts sont trop raides. Je ne lui ai jamais parlé de mes doutes, de mes envies, mais je sais qu’elle a perçu ce que je tais. Les nombreuses fois où elle m’a invité à aller manger des sushis après nos répétitions me l’ont prouvé. Sans elle, je suis perdue, incapable de me concentrer ou de jouer plus de quelques minutes. Marla m’enseigne la patience et la volonté et m’offre la bonne humeur dont j’ai besoin pour surmonter tout le reste.

Ma mère pince les lèvres, sans cesser de m’examiner. Elle glisse de nouveau le pinceau sur mes joues, en appuyant davantage sur son geste.

– Tu es pâle, ma fille !

– Oui, j’ai… j’ai soif.

– Oh ! Je vais aller nous chercher des verres d’eau, je reviens !

Ma mère quitte les lieux d’un pas léger, heureuse face au futur succès de sa fille. Je lâche un couinement et me penche, les bras croisés sur ma poitrine, le cœur serré. Marla fait un pas vers moi, son regard chocolat me sondant longuement.

– Ça va aller, ma puce ?

-Hmm…

Je suis incapable de proférer un mot.

– Je sais ce que c’est. Le trac ! Tu devrais aller faire un petit tour aux toilettes. Il y a une fenêtre, tu pourras inspirer de l’air frais.

J’opine. Je file en silence vers les sanitaires et referme la porte derrière moi pour m’y adosser. Mes jambes tremblent, ma tête tourne comme si j’étais en pleine tempête. Je me force à reprendre une respiration stable, appuyée contre le battant. Au bout d’une minute, je peux enfin me redresser, un peu plus calme. J’avance vers le lavabo et passe mes mains sous l’eau pour asperger mon visage. Cela me requinque assez pour que je retrouve quelque peu mes esprits.

Je regarde autour de moi. Marla avait raison : il y a une large fenêtre au-dessus du lavabo. De l’air, là, à disposition ! Je me hâte de l’ouvrir et me penche par-dessus. La pièce donne sur la ruelle derrière le théâtre, avec vue sur des immeubles en briques grises du centre de Manhattan.

J’inspire une nouvelle gorgée d’air chaud, saturé de l’odeur du goudron, des pots d’échappement et de la viande qu’un vendeur de hot-dogs fait cuire, au coin de la rue. Le mois de juillet est arrivé et amène avec lui cette chaleur insupportable, presque étouffante. Ma robe colle sur ma peau moite, comme une deuxième couche d’épiderme. D'imposants nuages gris s’amoncellent dans le ciel, signe qu’un orage va éclater sous peu.

Quelqu’un toque à la porte. Je crie que c’est occupé et reporte mon attention sur l’extérieur. C’est fou ce que j’aimerais être ailleurs qu’ici, à déambuler dans les rues de la ville loin du fardeau que j’ai à porter… Je fais semblant d’apprécier le piano depuis plus de vingt ans, je m’enfonce dans des mensonges de plus en plus gros pour que ma mère soit contente… en oubliant totalement ce que c’est, d’être heureuse.

Je n’ai pas envie de faire cette représentation, je ne veux pas jouer devant tant de personnes. Ce serait comme confirmer tout ce que j’ai toujours voulu éviter : crier au monde que le piano est ma vie, alors que c’est tout le contraire !

Je m’accoude à la fenêtre et lorgne avec envie le coin de la rue, éclairé par la lueur dorée des lampadaires. Si loin et si près à la fois…

– Chérie ? Tu es là ?

Ma mère. Je ne peux vraiment pas être tranquille plus de cinq minutes !

– Une seconde, maman !

– Dépêche-toi, ta représentation va bientôt commencer !

Je soupire et reporte mon attention sur l’extérieur. Mon regard glisse sur la petite échelle métallique placée à côté de la fenêtre, la sortie de secours en cas d’incendie.

Et soudain, mon cœur s’emballe. Je fixe plus intensément l’échelle, si près de moi. Il suffirait de…

— Chloe !

– Oui ! Une seconde !

Je déglutis, relève ma robe et pose mes genoux sur le lavabo pour me hisser en m’aidant du bâti. Une fois sur la porcelaine blanche, je me courbe par-dessus l’appui de fenêtre. Si je tends le bras, je peux attraper l’échelle. Ma main vole d’elle-même vers le métal noir. Je le frôle sans parvenir à le harponner. Il faut que je me penche davantage pour ça. Dans mon dos, on tape une nouvelle fois à la porte.

– Une minute, maman ! J’ai… je dois… je ne vais pas te faire un dessin, enfin !

J’entends ma mère s’éloigner, le bruit de ses talons s’atténue. Je reporte mon regard sur l’échelle. Mon cerveau tourne à toute allure. Je n’ai aucune envie d’être ici. Aucune. Mais qui m’y oblige ? Qu’est-ce qui m’empêche d’être ailleurs ?

Rien. Rien du tout.

Je remonte soudain ma robe et passe ma jambe au-dessus du bâti de fenêtre. J’étouffe un cri en regardant en bas, puis reporte mon attention sur les barreaux métalliques. Je peux le faire ! Allez !

Une inspiration puis j’attrape la barre de métal et me hisse vers elle en m’aidant du lavabo. Ma robe s’accroche à une vis, sur le côté du chambranle. Je tire dessus, laissant un petit morceau de soie épinglé au clou. Mais peu importe ! La liberté m’attend ! Avec l’impression d’être Raiponce fuyant sa tour, je descends les barreaux, les doigts enroulés autour du fer.

Ce que je n’avais pas prévu ? Que l’échelle se termine deux mètres au-dessus du sol.

Je couine et jette un œil en dessous de moi. Comme si on avait deviné qu’une personne allait s’enfuir par ici, on a placé une benne, grande ouverte, sous l’échelle. Les sacs plastiques ont l’air assez remplis pour me permettre de tomber sans me faire mal, mais… mais… je n’avais pas prévu de faire un plongeon au cœur des détritus.

Cependant, à moins de faire demi-tour, je suis obligée de sauter. Et je n’ai aucune, vraiment aucune, envie de remonter ! Je ferme les yeux, prends une grande gorgée d’air et… m'élance !

 

L’avantage, avec New York, c’est que même si l’on porte une chic robe de soirée toute tachée, qu’on a le maquillage dégoulinant et les cheveux qui partent dans tous les sens, on n’attire pas le regard. Juchée sur mes talons de dix centimètres, je cours pour m’éloigner de la salle de spectacle avec la peur que ma mère déboule soudain dans la rue et ne cherche à me rattraper.

Je n’arrête de sprinter que deux pâtés de maisons plus loin, les poumons en feu, les pieds douloureux et les jambes flageolantes. Je m’appuie au mur et reprends ma respiration via de grandes goulées qui irritent l’intérieur de ma gorge.

Et maintenant ? Ma mère va bientôt découvrir que j’ai quitté les lieux, elle va me chercher dans le premier endroit possible : chez moi. Ou encore chez Peter, même si nous ne sommes plus ensemble. Dans les deux cas, je ne peux pas m’y rendre. Pas si je veux échapper à ses jérémiades, sa colère, ses plaintes et ses « pourquoi, mais pourquoi, ma fille ? ».

Je regarde à droite, à gauche, j’ai l’impression qu’elle est déjà là, qu’elle va bientôt arriver et me crier de sa voix trop perçante : « Chloe ! Il est temps de retourner devant ton piano ! Vite, le public t’attend ! »

Je me colle au mur comme si j’étais traquée, les genoux encore plus vacillants. Impossible que j’y retourne, ou que j’affronte ma mère ! Je ne veux pas de ça, je ne veux plus de cette pression ! J’en ai assez ! Je veux en finir avec cette vie, ce piano, ces mensonges ! Je veux vivre ma vie, tranquillement, sans avoir ma mère sur le dos !

Mais comment ?

Mon téléphone sonne dans mon petit sac en soie. Je sursaute comme si c’était une bombe prête à exploser. Mon regard court partout à la recherche d’une échappatoire, tandis que dans ma tête, l’image de ma mère en train de paniquer et de me faire la morale s’impose.

Un bus passe devant moi. Sur son flanc, une publicité pour une office de tourisme et les voyages à Rome qu’elle propose. Je sens mes yeux s'écarquiller, ma respiration s’accélérer. Oui, c’est la solution. Elle est là, sur ce bus ! C’est ça… ce que je veux. Je lève la main pour héler un taxi.

Direction l’aéroport.

bottom of page